38.
Le courage d’un Elfe
Sur la plage de Zénor, Wellan avait utilisé le tunnel de lumière afin d’abriter ses soldats derrière les murs du château. Tout de suite après l’explosion, les Chevaliers accoururent une fois de plus sur la plage. Kira avait disparu !
— Non ! hurla Sage, fou de rage.
Kevin et Nogait s’emparèrent de lui et l’éloignèrent du groupe pour tenter de le réconforter. Mais Wellan ne croyait pas que la Sholienne avait péri dans sa propre lumière violette. Il avança prudemment jusqu’à l’endroit où le sceptre s’était enfoncé. Il n’y sentait pas la mort. Il se pencha et posa la main sur les galets en regrettant l’absence de Santo, qui pouvait extraire encore plus de renseignements que lui de la moindre vibration.
— Que ressens-tu ? lui demanda Chloé en s’accroupissant près de lui.
— Je crois qu’elle a tout simplement été enlevée, soupira-t-il en scrutant l’horizon.
— Elle résistera et elle fera tout ce qu’elle peut pour revenir vers nous.
— À moins qu’il la…
Les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Il se doutait que l’Empereur Noir n’était pas un homme patient. Il écraserait sa fille si elle lui tenait tête trop longtemps. Le grand chef se tourna vers Sage : il se débattait en pleurant dans les bras de ses compagnons. Wellan comprit son chagrin. Lui-même aurait été inconsolable si Bridgess avait subi le même sort.
— Sage, écoute-moi, fit-il d’une voix douce. Kira n’est pas morte.
— Comment peux-tu en être certain ? hoqueta le jeune époux.
— Nous partageons un lien particulier. Je le saurais s’il était subitement brisé.
— Wellan a raison, l’appuya Bridgess. Nous le sentirions tous les deux. Nous pensons plutôt que l’empereur nous l’a ravie.
— Je ne la reverrai jamais, n’est-ce pas ?
— À mon avis, c’est lui qui nous la renverra lorsqu’il constatera qu’elle est intraitable, plaisanta Nogait.
Son commentaire fit rire ses frères d’armes et sembla rassurer l’hybride. Pendant que les Chevaliers discutaient de la façon de venir en aide à la Sholienne, Wellan porta lentement son regard sur chacun d’eux.
— Mais où Derek est-il passé ? s’inquiéta-t-il.
D’un geste protecteur, l’Elfe serrait Kira contre lui, reculant très lentement vers les vagues pendant que les dragons s’écartaient pour laisser passer toute une procession d’esclaves et de soldats armés jusqu’aux mandibules. Les deux Chevaliers virent se dresser derrière eux l’insecte géant de l’hologramme, mais il leur sembla bien plus féroce en personne. Sa foulée était longue et faisait vibrer le sol sous leurs pieds. « Je n’ai pas hérité de sa stature, en tout cas », pensa Kira en laissant Derek la tirer vers l’océan.
Vêtu de sa longue tunique rouge d’apparat, Amecareth s’arrêta à quelques pas des deux prisonniers. Kira dut relever la tête pour regarder son étrange visage. Ses yeux à la pupille verticale étaient de la même couleur que les siens. Pour le reste… Le seigneur des insectes examinait son héritière sans se presser. « Je dois être bien différente de ce qu’il avait imaginé », songea la Sholienne, qui ressemblait davantage à sa mère. L’empereur émit un curieux mélange de grognements et de cliquetis. Les oreilles de Kira se dressèrent sur sa tête.
— Mes sorciers t’ont plusieurs fois demandé de rentrer à Irianeth, lui reprochait-il.
— Et je leur ai répondu que je me battais dans le camp des humains, pas dans le leur, répliqua la princesse, en gardant la tête haute.
Amecareth pencha la tête du côté d’Asbeth qui lui traduisit aussitôt sa réponse.
— Dès que je t’aurai reliée à la collectivité, tu oublieras cette vermine et tu m’aideras à conquérir l’univers, poursuivit l’Empereur Noir.
— Vous faites erreur.
Derek sentit l’eau, effleurer ses bottes. Il conçut rapidement son plan pendant que le père et la fille argumentaient. Il savait nager, chose plutôt rare pour un Elfe, puisque son peuple d’origine craignait les esprits qui veillaient sur les créatures aquatiques. Il entraînerait sa sœur d’armes dans les vagues, où aucun insecte ni aucun dragon n’oserait les suivre. Mais quelle serait la réaction du sorcier ? Pourrait-il les empêcher de fuir ?
— J’ai déjà goûté à cette collectivité par l’intermédiaire du cheval-dragon que vous avez envoyé pour me reprendre et j’ai réussi à m’en dissocier, ajouta Kira.
Asbeth s’empressa de mettre ses mots sous forme de sifflements et de claquements. Derek constata que le mage noir s’absorbait entièrement dans cette tâche. Ce serait donc une bonne idée d’agir au moment où il interprétait les paroles de Kira.
— Tu crois que je suis faible au point de ne pas pouvoir te faire changer d’avis ?
— Non, c’est moi qui est forte.
Dès que le sorcier ouvrit la bouche pour traduire la réponse de Kira, Derek hissa la princesse dans ses bras et courut dans l’eau. Il entendit le hurlement de colère de l’Empereur Noir. Une puissante main invisible les empoigna tous les deux, les empêchant d’avancer. Au moment où elle commençait à les tirer vers la plage, un monstre marin surgit des flots et vola par-dessus la tête des Chevaliers.
Immobilisés, l’Elfe et la Sholienne assistèrent à un bien curieux spectacle. Un requin géant zébré d’horribles cicatrices atterrit sur le ventre devant l’empereur, provoquant une réaction de panique parmi les soldats et les dragons. Le squale se dressa péniblement sur sa queue et montra toutes ses dents.
— Sélace… murmura Asbeth, incrédule.
— Tu croyais pouvoir me détruire avec tes risibles pouvoirs ? gronda le requin, furieux.
— Tu m’avais dit que Narvath l’avait tué, s’étonna l’empereur en se tournant vers l’homme-oiseau.
Asbeth ne crut pas utile de s’expliquer. C’était d’ailleurs préférable pour sa santé de s’en abstenir. Sélace leva sa nageoire latérale. Un éclair fulgurant fonça vers Asbeth. Ce dernier érigea aussitôt un écran protecteur devant lui, mais le ricochet atteignit l’un des dragons qui s’écroula en expirant.
— Assez ! tonna Amecareth.
Mais le requin enragé continua de bombarder le mage noir en avançant maladroitement. Les dragons décollèrent à toute vitesse en poussant des cris de terreur, piétinant les gardes du corps de l’empereur. Une aura bleuâtre s’éleva en tourbillonnant autour d’Amecareth et ses yeux s’illuminèrent. Des halos indigo apparurent à la hauteur de ses coudes entre les carapaces de son bras et de son avant-bras. « Je tiens donc ce pouvoir de lui », comprit Kira.
— Je vous ai dit d’arrêter ! les intima l’empereur.
Sélace n’était plus qu’à quelques pas de l’homme-oiseau, qui faiblissait sous ses attaques répétées. Voyant qu’il refusait d’obtempérer, Amecareth laissa partir les projectiles lumineux qui pulvérisèrent le requin.
— Kira, utilise la magie que t’a enseignée Abnar et sors-nous d’ici ! l’enjoignit Derek.
Mais la Sholienne observait la pluie de cendres qui retombait mollement sur les galets, sidérée par l’étendue des pouvoirs de son géniteur.
— Transporte-nous ailleurs ! cria l’Elfe en la secouant.
La princesse revint brusquement à elle et s’empressa de visualiser une destination sécuritaire. La dernière chose qu’elle vit, avant d’être emportée dans un grand tourbillon coloré, fut les yeux lumineux d’Amecareth. Les Chevaliers voyagèrent pendant de longues minutes dans le tunnel d’énergie turbulente. Derek serra bien fort sa sœur d’armes pour ne pas la perdre dans le gouffre. Puis, soudain, le vent cessa. Ils tombèrent brutalement dans la neige. L’Elfe secoua la tête pour reprendre ses esprits et parvint à s’asseoir. Il scruta la région. Ils venaient d’atterrir à Shola.
— Mais pourquoi nous avoir emmenés ici ? s’étonna-t-il en aidant Kira à se relever.
— J’ai désiré un endroit sécuritaire et le tourbillon a décidé du reste, s’excusa-t-elle, penaude.
— C’est certain que personne ne pensera à nous chercher ici, pas même nos compagnons.
— Derek, je suis désolée…
— Peux-tu nous ramener à Zénor ?
Kira fit signe que non en se frottant les bras. Elle commençait déjà à frissonner de froid. L’Elfe soupira de découragement. La Sholienne était certes une puissante magicienne, mais après avoir dépensé une aussi grande quantité d’énergie, elle ne pourrait pas répéter son exploit avant quelques heures.
— Besoin d’aide, petite sœur ? fit une voix cristalline derrière eux.
Les Chevaliers firent volte-face. Dylan, vêtu d’une tunique aussi éclatante que la neige, flottait au-dessus du sol, un sourire égayant son visage innocent.
— Comment l’as-tu deviné ? ironisa Kira, très lasse.
— Venez, je dispose de très peu de temps.
L’enfant céleste tendit les deux mains. Les soldats les saisirent sans hésitation. Ils sentirent le sol se dérober sous leurs pieds et furent entourés d’une chaleur bienfaisante.